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Commentary
L'Opinion

François Hollande, Entre Inertie Américaine et Piège Russe

François Hollande s’est rendu mardi à Washington et va ce jeudi à Moscou avec l’espoir de mettre en place une grande coalition pour lutter contre Daech. Qu’attendre de ces deux déplacements ? C’est vraisemblablement sans illusion que le président français rencontrera ses homologues.

Si les attentats de Paris ont suscité un vaste mouvement de sympathie et d’émotion sincères dans le monde, ils ne constituent pas un tournant diplomatique pour les grandes puissances. Comme l’explique le chercheur français spécialiste du Moyen-Orient Olivier Roy dans les pages du New York Times, la France est en fait seule à considérer la lutte contre Daech comme la priorité régionale. Les grandes puissances sunnites comme l’Arabie Saoudite et le Qatar s’inquiètent de l’influence grandissante de l’Iran, partiellement réhabilité par le traité nucléaire avec le P5+1.

Ryad et Doha ont d’ailleurs longtemps fermé les yeux face aux financements des mouvements djihadistes émanant de leurs pays. Les Saoudiens, qui avaient annoncé leur ralliement à la grande coalition internationale contre Daech en Irak, sont impliqués dans une guerre coûteuse au Yemen. La Turquie, frappée elle aussi par Daech, voit avant tout le séparatisme kurde comme la principale menace. En Syrie même, Assad et ses alliés russes et iraniens consacrent plus de temps à lutter contre les mouvements qui menacent le régime de Damas qu’à frapper Daech. [...]

Un revers, pas un tournant. Mais le principal point d’achoppement vient de la seule puissance qui dispose de la puissance militaire et des leviers diplomatiques pour modifier l’équilibre des forces : les Etats-Unis. Elu pour sortir les Américains du traumatisme de la guerre en Irak, Barack Obama n’a aucune intention de se laisser entraîner dans un nouveau conflit au Moyen-Orient. Les attentats en France sont, selon lui, un « revers », pas un tournant. Il ne s’agit pas uniquement de politique intérieure ou d’une volonté de se démarquer de son prédécesseur mais d’une vraie doctrine de politique étrangère qui se caractérise par une grande prudence dans l’usage de la puissance américaine. Souvent qualifié à tort d’indécis ou de faible, Obama résiste au contraire avec une grande fermeté aux appels répétés des experts de Washington comme de certains membres de son gouvernement qui prônent une implication plus importante dans la résolution de la crise syrienne.

Le fameux épisode de la « ligne rouge » de 2013 au cours duquel les Américains ont effectué une volte-face de dernière minute, constitue à cet égard l’illustration la plus spectaculaire. Plusieurs éléments expliquent cette réticence. Le Moyen-Orient n’est plus considéré comme aussi central, aux yeux d’Obama, pour les intérêts américains qu’il le fut autrefois : les principaux piliers de la présence historique des Etats-Unis y sont moins déterminants. Pétrole et gaz de schiste permettent aux Américains de réduire leur dépendance aux hydrocarbures de la région ; la lutte contre le terrorisme peut être gérée à distance par les drones et, le cas échéant, des opérations spéciales ; la relation avec Israël s’est dégradée depuis quelques années en raison des mauvaises relations entre Obama et Netanyahou. Le principal risque pour les Etats-Unis, pour Obama, est celui d’un nouvel enlisement.

Les retombées de la crise syrienne, flot de réfugiés comme risque terroriste, apparaissent gérables pour Washington qui ne se retrouve pas au premier front. Le débat américain sur le sujet s’est d’ailleurs déporté sur le plan intérieur, portant plutôt sur la question de l’accueil des réfugiés ou des dispenses de visas octroyées aux Européens, qu’à un changement de stratégie en Syrie. Obama est nettement plus sceptique que la plupart de ses critiques sur ce que les Etats-Unis pourraient réellement accomplir en Syrie.

Les candidats républicains comme Marco Rubio, mais aussi la démocrate Clinton, plus interventionniste que le président, prônent des politiques alternatives allant de troupes au sol à la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne, en passant par un soutien plus robuste aux « rebelles modérés ». Le président, lui, s’en tient à une stratégie de long terme, minimaliste mais qui, selon lui, porte ses fruits pour « contenir » l’Etat islamique : frappes aériennes contre Daech et appui, via des forces spéciales, sur des forces locales arabes et kurdes pour progressivement regagner du terrain.

Succès à Sinjar. Il n’a d’ailleurs pas hésité, dès le lendemain des attentats à Paris, dans une conférence de presse à Antalya, à confronter directement ses critiques : « S’ils pensent qu’ils ont de meilleurs conseillers que mon chef d’état-major et les gens sur le terrain, je veux les rencontrer ». Les succès récents à Sinjar constituent une petite validation du président américain qui essaie aujourd’hui de pousser les forces irakiennes à accélérer leurs opérations pour reprendre Ramadi. Devant la pression grandissante, l’administration envisage d’augmenter les effectifs de forces spéciales sur le terrain pour encadrer les forces rebelles.

Hollande pourra par ailleurs espérer des engagements en faveur d’une intensification des frappes aériennes, une amélioration du partage de renseignement et peut-être une opération pour fermer la frontière turco-syrienne, point de passage des djihadistes, mais il est peu probable de voir un changement radical de politique américaine.

Faut-il dès lors voir dans la Russie, et son allié Assad, la seule option, certes désagréable mais incontournable pour détruire Daech ? Les voix du « réalisme » en France s’élèvent pour rappeler que, durant la seconde guerre mondiale, les démocraties libérales n’ont eu d’autre choix que de s’allier à l’URSS de Staline pour vaincre Hitler. Or la comparaison ne tient pas. Staline et Hitler étaient dirigeants de deux pays différents, l’émergence de l’un n’était pas liée à l’existence de l’autre. Paradoxalement, les réalistes, prompts à se moquer de l’angélisme de ceux qu’ils dénoncent, ont une lecture manichéenne du problème, où il suffirait de choisir un camp pour écraser l’autre. Daech et Assad sont liés. Comment espérer rallier les Sunnites, qui forment 75 % de la population syrienne, contre Daech s’il n’existe pas de plan de transition clair, sans un régime responsable de la mort de 80 % des civils tués lors du conflit ?

L’impasse politique demeure. Le discours de François Hollande (« Assad ne peut constituer l’issue en Syrie, mais notre ennemi, c’est Daech ») représente peut-être un infléchissement dans la position française, un ajustement aux contraintes intérieures comme diplomatiques. Mais l’impasse politique demeure. La destruction militaire de Daech ne peut faire l’économie d’une reprise en main politique pérenne par des forces locales. C’est en armant les tribus sunnites irakiennes, soutenus par un renfort militaire américain, que les Etats-Unis, lors du fameux surge, en 2007, avaient pu déraciner al Qaïda en Irak, avant de le voir resurgir en Syrie. Ni les Américains, ni les Russes, ni les Européens ne gouverneront les zones sunnites syriennes. Les Européens n’en ont bien entendu pas les moyens. Les Américains n’en ont aucunement l’intention après l’échec d’une présence de plus de dix ans en Irak qui a coûté la vie à 4 500 soldats. Les Russes sont alliés aux forces opposées à celles dont nous avons besoin pour contrôler ces territoires. [...]

Malgré des frappes nourries contre Raqqa, la capitale autoproclamée de Daech ces derniers jours, les Russes continuent à frapper des cibles, d’Alep à Idlib, qui n’ont rien à voir avec l’Etat islamique. Par ailleurs, malgré des espoirs entrevus à Vienne, les dirigeants russes restent pour l’instant inflexibles sur le sort d’Assad. Comme l’a encore rappelé le président russe à Téhéran lundi : Moscou s’opposera aux « tentatives extérieures » de changer le régime à Damas. Il n’est pas uniquement question de défendre l’accès russe à la Méditerranée qu’offre la base navale de Tartous, ou de lutter contre le djihadisme qui menace aussi le Caucase. C’est un principe de souveraineté, une certaine idée de la légitimité, principe à la fois géopolitique et intérieur, que défend Poutine avec son allié syrien : le soutien aux hommes forts contre le chaos, le désordre.

Risque pour la relation transatlantique. Le rapprochement avec Poutine n’est pas gratuit. Sans même parler des sanctions liées à l’Ukraine, l’inertie américaine risque de pousser à terme les Européens vers Moscou avec les risques que cela comporte pour l’unité européenne, le renforcement des mouvements populistes et la relation transatlantique. C’est ce qu’espère le président russe dont la déstabilisation de l’architecture de sécurité européenne a toujours été l’objectif premier. C’est ce que Hollande devra faire comprendre aux Américains, y compris en jouant la confrontation publique avec Obama. Ironie du sort. En 2003, Paris osait dénoncer haut et fort, avec raison, l’intervention américaine en Irak. Hollande devra peut-être aujourd’hui utiliser le même ton pour pousser au contraire Américains et leurs alliés du Golfe à une implication plus décisive.