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Commentary
Le Monde

Petraeus & Gates, le retrait d’Afghanistan & la psychose du bourbier

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Alors que les Etats-Unis viennent de retirer leur dernière brigade de combat d’Irak, le doute entoure la question du retrait des troupes d’Afghanistan. Très sensible, le sujet risque de faire couler beaucoup d’encre. Il a d’ailleurs fait l’objet en début de semaine d’une mésentente entre Robert Gates, Secrétaire à la défense, et le Général Petraeus, qui avait déclaré vouloir demander au Président Obama un délai supplémentaire afin de mener à bien sa mission.

Pour Robert Gates, «la remise en cause du commencement du retrait des troupes à partir de juillet 2011 ne se pose pour personne ». La date est ainsi, selon lui, gravée dans le marbre.

La politique de l’administration Obama prête ainsi le flanc à la critique, en raison du décalage paradoxal entre cet empressement et un discours à la fois téméraire et généreux. Rappelons en effet que Barack Obama, en décembre 2009 à West Point, avait annoncé un redoublement d’effort en Afghanistan, ajoutant « Notre cause est juste, notre détermination inébranlable. Nous allons avancer, confiants en l’idée que le droit justifie le pouvoir, et avec l’engagement de forger une Amérique plus sure, un monde plus sécurisé et un futur qui ne représente pas la plus profonde des peurs mais le plus grand des espoirs».

Le Président a bien entendu raison de percevoir la situation de la sorte. Obama a très tôt –dès la campagne de 2008– compris la mission particulière et les enjeux de l’engagement en Afghanistan : il s’agit d’éviter le retour  à grande échelle de la barbarie talibane – comme l’envisageait, certes avec provocation, une des dernières couvertures du TIME – et, plus encore, la déstabilisation de la région entière, notamment par une subversion du Pakistan, susceptible de suivre le retour à Kandahar des Talibans.

Pourtant cette conscience des enjeux est menacée par une psychose comparable à celle advenue lors de la guerre du Vietnam. La peur du bourbier que l’Amérique pense avoir vécu en Asie du sud-est peut remonter de manière insidieuse à la surface. Il est possible de ressentir celle-ci lorsque Barack Obama projette un retrait progressif des troupes à partir de juillet 2011.

Certes, on ne peut nier un simple fait : les troupes alliées combattent en Afghanistan depuis bientôt dix ans.

Néanmoins, il est possible de reprocher aux commentateurs favorables à un retrait hâtif un certain nombre d’amalgames abusifs, notamment lorsque leurs plaidoyers en viennent à comparer la situation actuelle avec l’intervention soviétique en Afghanistan de 1979. Evidemment, le parallèle est aisé à soulever : aucune armée ne serait venue à bout de cette terre tribale, tant, comme nous le disions il y a quelques semaines, le pays a la réputation d’être un « fossoyeur d’empires » et serait, pour certains, sur le point de devenir celui de la civilisation occidentale.

Pourtant, il est bon de souligner que les deux guerres ont peu de choses en commun. Il est possible de tirer les leçons de l’intervention soviétique sans pour autant user de l’amalgame. Au-delà de l’antagonisme absolu entre le “modèle” soviétique et celui de la démocratie occidentale, en se limitant à une analyse militaire, on se rend aisément compte de la différence entre les interventions communiste de 1979 et de l’OTAN depuis 2001.

Comme le soulignait très finement Fred Kagan de l’AEI, «L’armée soviétique était par essence une force pro-révolutionnaire parce que l’Union soviétique était idéologiquement un Etat révolutionnaire. Il n’existait aucune doctrine de contre-insurrection parce que l’idéologie soviétique ne pouvait prévoir l’URSS luttant contre une révolution [celle des Moudjahidines] (…) Ils ne savaient virtuellement pas grand-chose sur la manière d’organiser ou d’entraîner des forces indigènes».

Composée d’appelés et d’officiers très jeunes, l’armée rouge de 1979 n’avait pas mené de guerre depuis 1945. Les unités de Spetsnaz, troupes de choc redoutées en Occident, étaient destinées à des missions derrière les lignes des troupes de l’OTAN, dans un conflit opposant larges brigades ou régiments blindés. Ni armement ni doctrine n’étaient prévus pour conduire des frappes de précisions. En définitive, l’ensemble des troupes soviétiques était ni préparée ni adaptée à un conflit insurrectionnel puisqu’elle était organisée dans le but d’atteindre la Manche en trente jours.

En Afghanistan, elle multiplia les erreurs politiques et tactiques. Lorsqu’il fut nécessaire d’accélérer le calendrier au milieu des années 80, les soviétiques déplacèrent de force près 5 millions d’Afghans, pensant qu’il serait plus simple de sécuriser le pays si les populations étaient concentrées dans les villes. L’empressement donna lieu à davantage encore de brutalité et le gouvernement fantoche ne put empêcher la population de pencher du côté des moudjahidines.

Bien que complexe et aujourd’hui particulièrement difficile, la situation en 2010 apparaît plus encourageante. La victoire est concevable si l’on s’accorde le temps de l’atteindre et, indéniablement, il est encore bien trop tôt pour déterminer à la fois la date et l’ampleur du retrait.

En définitive, la volonté de se retirer au plus vite d’Afghanistan s’apparente à un déni de réalité et, surtout, donne aux Talibans une lueur d’espoir. En effet, de nombreux insurgés planifient leur stratégie générale en fonction de leur propre perception de l’environnement institutionnel, étant donné que les mouvements talibans sont hétéroclites et revendiquent une certaine indépendance les uns des autres.

Petraeus a déjà réussi à convaincre Karzaï à autoriser la création de milices capables de sécuriser leur voisinage immédiat. Karzaï craignait en effet de voir ces milices ravager l’Afghanistan comme au début des années 90. Mais celles-ci devraient aujourd’hui pouvoir prévenir le retour de Talibans, en travaillant étroitement avec les forces de l’OTAN.

On en vient alors à comprendre, comme l’envisageait Joshua Gross dans un article pour Politico, que « l’Afghanistan n’est pas un pays ingouvernable, contrairement à l’opinion répandue ». Certes tribal, il a pourtant connu une longue période de stabilité, du XIXème siècle au début des années 70. A cette époque, la faiblesse du gouvernement central avait permis de négocier des rapports avec les élites locales afin d’assurer à la fois l’ordre et la bonne application de la Loi. De proche en proche, a été ainsi mise en œuvre une décentralisation avant l’heure. La société afghane laisse une marge de manœuvre jusque là occultée.

C’est dans ce sens que David Patraeus travaille. Rappelons encore que la contre-insurrection et la stabilisation d’un régime exigent du temps et qu’il a naturellement raison de plaider en ce sens.

Enfin, non sans humour, on pourra enfin relever une dernière bonne nouvelle : Petraeus pense qu’il devient possible d’oublier de temps à autres l’ascétisme et de re-ouvrir les fast-foods fermés par McChrystal dans les bases américaines. La situation semble le permettre de nouveau. Aussi, d’après lui : «avec tout le respect que je dois à Burger King, toutes les options demeurent sur la table».