La Maison Blanche a publié la semaine dernière le deuxième et dernier « National Security Strategy » (NSS) de la présidence Obama. Le NSS, un document de 26 pages, est censé définir la vision du monde, la « grande stratégie » animant l’action du président et de son équipe. Les observateurs lisent généralement le document pour y chercher un grand principe unificateur de l’action du président, le plus souvent pour l’inscrire dans les grandes écoles de pensée dont les experts de relations internationales sont friands : réaliste, idéaliste, multilatéral, unipolaire, etc. Il peut notamment annoncer de nouvelles doctrines d’engagement militaire. Après les attentats du 11 septembre 2001, le NSS de 2002, théorisa la doctrine controversée de « guerre préventive » qui fut utilisée pour justifier l’intervention en Irak.
Il est peu probable que le document de 2015 marque son époque de la même façon. Il est le fruit d’un long exercice bureaucratique et le texte s’en ressent, chaque département devant y trouver son compte : aucune région ou thématique ne doit être oubliée, quitte à sombrer dans le catalogue. La publication a par ailleurs deux ans de retard : symbole de la difficulté de produire un document quand les crises se multiplient et rendent le texte facilement obsolète : Ukraine, Daech, etc.
Il est difficile d’établir la ligne stratégique d’Obama dont la présidence s’est largement définie en opposition aux échecs de son prédécesseur. Dès l’introduction, le document se félicite de la reprise de la croissance, la baisse du chômage et de la fin des deux guerres des années Bush : l’Irak et l’Afghanistan. Cependant, certains concepts donnent un éclairage utile sur la façon dont l’administration juge son action internationale jusqu’ici, ou à tout le moins la justifie à posteriori. Il annonce surtout la ligne qui sera celle des deux dernières années de la présidence Obama.
LES RISQUES DE L’ « OVER-REACH » (SUREXTENSION)
Le texte rappelle sans surprise la nécessité du leadership américain (le terme « lead » est répété plus de 100 fois en 26 pages) mais le tempère avec une mise en garde contre les risques de sur-réaction ou d’unilatéralisme: « __Les Etats-Unis défendront toujours leurs intérêts et respecteront leurs engagements auprès de nos allies et partenaires. Mais, nous devons effectuer des choix difficiles parmi nos nombreuses priorités concurrentes, et devons en permanence résister à l « over-reach » qui est le résultat de décisions fondées sur la peur. (…) » Vient plus loin la phrase qui a provoqué le plus de débats : « Les défis auxquels nous sommes confrontés requièrent patience et persistance stratégique.__ »
Comme l’indique le chercheur Thomas Wright dans une analyse du document, le débat stratégique à Washington sur la nature des menaces auxquelles est confrontée l’Amérique peut aujourd’hui se décliner en deux camps. Un premier camp considère que le système international bâti au lendemain de la Guerre froide est profondément remis en question. C’est notamment la thèse postulée par Henry Kissinger dans son dernier ouvrage, « World Order » mais aussi d’autres analystes comme Robert D. Kaplan (The Revenge of Geography) ou Walter Russel Mead (The Return of Geopolitics). Agression russe contre l’Ukraine, effondrement du système d’Etats-nations au Moyen-Orient, disputes territoriales en Mer de Chine, nucléaire iranien : plutôt qu’une succession de crises isolées, c’est l’ordre international lui même, fondée des normes de droit, de respect de la souveraineté et d’expansion du commerce, appuyé par le leadership américain, qui est menacé dans ses fondements par des puissances révisionnistes.
Une deuxième école, dans laquelle s’inscrit le National Security Strategy, prend le contrepied de cette vision : les fondamentaux de l’économie américaine sont bons et les principaux défis sont d’ordre différents, transnationaux, liés aux risques de la globalisation. Ainsi, si « l’agression russe » est condamnée en des termes sans ambiguïtés dans le document, la Russie n’est pas mentionnée parmi les huit menaces stratégiques auxquelles est confrontée l’Amérique : les attaques « catastrophiques » contre le territoire américain, les attaques contre les citoyens américains à l’étranger ou les alliés, la crise économique, la prolifération des armes de destruction massive, les pandémies, le changement climatique, les disruption des marchés de l’énergie et les conséquences sécuritaires des Etats faillis.
Fondamentalement, malgré les appels au leadership américain, le texte est emprunt de prudence face à ce que la puissance américaine peut accomplir. Les Etats-Unis ne peuvent répondre seuls aux défis internationaux : « __Dans un monde interconnecté, il n’est pas de problème global qui ne puisse être résolu sans les Etats-Unis et peu qui ne puissent être réglés par les Etats-Unis seuls__ ». Le plus grand risque serait dès lors de l’oublier.
Comme l’a souligné la conseillère nationale à la sécurité d’Obama, Susan Rice lors de la conférence de présentation du NSS : « __nous manquons trop souvent d’un sens des perspectives ici à Washington. Nous ne pouvons nous permettre de sombrer dans l’alarmisme à chaque nouveau cycle médiatique__ ». Dès lors, le risque principal auquel s’exposerait la diplomatie américaine serait de sur-réagir, de se trouver piégée dans une dynamique de « surextension ». Quand les adversaires de la Maison Blanche dénoncent un président Obama trop réfléchi et hésitant, voire uniquement réactif devant les crises internationales, ses défenseurs plaident qu’il joue le jeu long et résiste à la pression médiatique ou partisane de court terme.
UNE MAISON BLANCHE ISOLÉE ?
Pourtant les critiques de la diplomatie du président se multiplient et sont renforcés à Washington. Le Congrès républicain tout d’abord. John McCain, adversaire de Barack Obama en 2008 et favori des néoconservateurs, est le nouveau président de la commission des forces armées où il pourra influer en faveur de ses causes favorites : la confrontation avec le Kremlin, le soutien à l’opposition syrienne et l’augmentation des budgets de défense. Le président de la commission des affaires étrangères, Corker est lui engagé dans un effort pour assurer que tout accord sur le nucléaire iranien doive être ratifié par le Congrès, même si la Maison Blanche a déjà affirmé son intention d’opposer son veto à toute initiative en ce sens.
Une partie conséquente du Parti démocrate, en particulier les proches d’Hillary Clinton, commence aussi à se positionner contre la politique étrangère du président. En precampagne pour l’investiture démocrate (pour laquelle, elle est pour l’instant largement favorite), Hillary Clinton prend soin de se démarquer de certaines positions de la Maison Blanche. Il ne faut pas voir dans cette attitude uniquement du positionnement électoral : Hillary Clinton, qui avait activement soutenu la guerre en Irak, est proche des interventionnistes libéraux du camp démocrate, beaucoup moins timides face à l’usage de la puissance américaine. Dans une interview remarquée l’été dernier, elle a pris des positions proches des faucons républicains sur des sujets comme Israël, la Syrie ou le nucléaire iranien. Et les stratèges démocrates n’hésitent plus à se démarquer du président.
Ainsi, un rapport très remarqué co-signé par des think tank influents proposait en janvier de livrer des armes au gouvernement ukrainien pour contrer l’agression. Il n’a pas échappé à de nombreux observateurs que les principaux signataires (Strobe Talbott, Michelle Flournoy) sont des proches de l’ancienne secrétaire d’Etat. Si le nouveau secrétaire à la défense Ashton Carter s’est aussi déclaré en faveur de cette option (avant le cessez-le-feu de Minsk), rien n’indique que la Maison Blanche penchait en ce sens.
La Maison Blanche est elle de plus en plus isolée ? Peut-être mais le président continuera d’avoir le dernier mot dans les débats stratégiques qui animeront les deux prochaines années : accord sur le nucléaire iranien, décision d’intervenir au Moyen-Orient, etc. Le National Security Strategy ne rassurera pas les critiques dénonçant une Maison Blanche repliée sur les enjeux de politique intérieure. Si le président Obama fait preuve, depuis les élections de mi-mandat, d’une audace renouvelée sur les enjeux intérieurs (comme l’immigration), il est peu probable que ce soit le cas sur le plan international. De la patience à la passivité, il n’y a qu’un pas.